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Elli Mosayebi: « on ne peut pas ne pas modeler notre environnement »

Elli Mosayebi (44 ans) est copropriétaire du bureau d’architecture zurichois Edelaar Mosayebi Inderbitzin Architect*innen, professeure à l’École polytechnique fédérale de Zurich et membre du conseil scientifique de l’initiative pour les glaciers.

Les architectes façonnent l’environnement pour des décennies, voire des siècles. Comment considères-tu la responsabilité que tu as concernant l’avenir à une époque où l’avenir est très incertain ?

Je m’interroge constamment à propos de l’avenir. Il y a beaucoup de scénarios, qui débouchent sur des pronostics d’évolution de certains paramètres : population, économie, besoins énergétiques, etc. Nous prenons connaissance de ces scénarios. Mais ils ne représentent qu’une partie de l’équation : ils montrent ce à quoi on peut s’attendre selon notre point de vue actuel. La question à se poser c’est aussi : quel avenir voulons-nous ? C’est la part qui a trait à la création. Nous travaillons dans ce champ de tensions entre ce à quoi on peut s’attendre et la volonté de créer.

Au XXe siècle, les architectes modernes avaient une énorme volonté de création. Ils voulaient façonner la société. De notre point de vue et avec notre conscience écologique actuels, ils sont souvent allés droit dans la mauvaise direction : la voiture était par exemple au centre de l’aménagement urbain. Doit-on aujourd’hui essayer de façonner la société telle qu’ils le souhaitaient, simplement en prenant une autre direction ? Ou cette prétention est-elle démesurée ?

La foi dans le progrès des adeptes de la modernité était démesurée. Cela a mené à des effets collatéraux que l’on n’avait pas anticipés et qui ébranlent la modernité elle-même dans ses fondements. La croissance et la mondialisation apportent certes davantage de prospérité, mais détériorent aussi lourdement l’environnement. Aujourd’hui, la crise climatique nous donne une responsabilité particulière. Nous avons besoin d’une réponse multiple à cette crise : il n’y a pas une bonne solution. Certains croient à des solutions technologiques, d’autres plutôt à la low-tech. Mais nous avons besoin des deux et nous devons aborder la crise climatique en combinant diverses approches.

La responsabilité engendrée par la crise climatique est une contrainte supplémentaire lorsque tu conçois des projets architecturaux …

… oui, mais pas seulement ! Nous pouvons également dire : le monde n’a jamais été aussi façonnable qu’aujourd’hui ! Le climat va changer, le paysage va changer. Par exemple, la Suisse va avoir un problème d’alimentation en eau lorsqu’une grande partie des glaciers auront disparu. Nous aurons alors besoin de lacs de stockage artificiels. Cela peut sembler cynique, mais ces grandes transformations sont aussi une source d’opportunités ! Et on ne peut simplement pas ne pas modeler notre environnement. Il est déjà complètement artificialisé, tout est la conséquence de décisions humaines. Même si on laisse un territoire à la nature, c’est une décision consciente. On ne peut pas échapper à cette réalité.

Lorsque tu dis « nous » : à qui penses-tu ? Est-ce que tous les architectes pensent comme toi, ou es-tu plutôt une marginale dotée de conscience écologique ?

Quand je dis « nous », je pense aux gens avec qui je travaille à l’EPFZ et dans mon bureau d’architectes, à mes étudiantes et à mes étudiants. Mais non, je ne suis certainement pas une marginale.

Pourtant la plupart des constructions sont très peu écologiques.

Oui, dans le secteur de la construction, cette prise de conscience est encore embryonnaire. Nous nous sentons souvent pris à contre-pied. Bien sûr, le mot « durabilité » figure aujourd’hui en grand dans tous les appels d’offres, mais dans la pratique, cela passe souvent à la trappe. On va dire par exemple : nous construisons maintenant en bois, c’est durable ! Mais selon la manière dont on construit avec du bois, le bilan écologique peut être pire qu’avec du béton.

Lorsque tu proposes de faire mieux : es-tu écoutée par les donneurs et donneuses d’ordres ?

Je vais donner un exemple : un bâtiment doit être rasé et remplacé par un nouveau. Nous essayons au moins de conserver un vieux garage souterrain, car la construction souterraine demande beaucoup de béton et est donc très nuisible au climat. Mais les donneurs d’ordres ne sont souvent plus d’accord et le projet qui remporte l’appel d’offres est un projet qui propose de tout refaire de fond en comble. Je me demande souvent, à propos des promoteurs institutionnels : qui sont leurs conseillers qui ne comprennent pas l’enjeu ?

En tant qu’architecte, as-tu aussi un rôle éducatif ?

J’essaie de jouer ce rôle lorsque nous acceptons un mandat. Et au début, je perçois chez le promoteur une grande ouverture. Mais beaucoup de projets échouent néanmoins à la fin parce qu’ils sont trop « radicaux ».

Est-ce qu’on ne devrait pas être encore plus « radical » ? Et d’ailleurs, peut-on encore raser des bâtiments pour en construire des neufs ? Le Plan d'action climatique de la Grève du Climat demande un moratoire sur les nouvelles constructions et le fameux prix Pritzker a été attribué en 2021 au bureau Lacaton Vassal, qui est réputé pour ne pas construire de nouveaux bâtiments lorsque cela est possible.

L’idée d’un moratoire sur les nouvelles constructions est un privilège du monde occidental riche. Ailleurs, ce n’est pas possible, on a besoin de nouveaux logements, quartiers et rues pour des milliards d’êtres humains. Mais il est vrai que nous construisons beaucoup trop de neuf chez nous en Suisse. Le bâti existant aurait un potentiel énorme.

Les bâtiments existants ont été construits pour des besoins et avec des moyens qui sont aujourd’hui dépassés. Beaucoup de nos villes sont conçues pour un mode de vie basé sur le pétrole bon marché. Peut-on vraiment rendre ces bâtiments compatibles avec les impératifs climatiques ?

C’est une grande question. Je suis persuadée que les villes ont une résilience [capacité à traverser les crises] qui le permet. Les besoins fondamentaux des humains ne changent pas complètement. Nous vivons aujourd’hui encore dans des villes conçues au Moyen-Âge, que nous avons adaptées à nos besoins. Néanmoins, il y a souvent des obstacles juridiques. Dans l’agglomération de Zurich, il y a 500 000 mètres carrés de bureaux vides, alors que nous manquons de logements. Nous pourrions transformer les bureaux en logements ! Mais souvent les règles de construction et d’aménagement ne le permettent pas. Ta question est beaucoup plus pertinente à la campagne qu’à la ville.

C’est le cas, par exemple, des lotissements de maisons individuelles situés à 50 kilomètres des lieux de travail, où tout le monde prend sa voiture pour les trajets pendulaires.

On ne peut pas simplement démolir ce type d’habitat, mais il est clair qu’il ne doit plus s’étendre. Ces lotissements sont nés du souhait d’avoir une vue sur la nature et un accès à un jardin où l’on peut sentir le passage des saisons.

Au fond, c’est un rêve très « vert » !

Oui, mais un rêve absolument incompatible avec les impératifs climatiques ! C’est pourquoi nous devons nous interroger : ne pouvons-nous pas construire des villes densifiées qui offrent de telles opportunités pour que davantage de gens puissent vivre ainsi ? Nous pouvons aussi exaucer ce vœu en ville. De préférence en évitant les projets comme le Bosco Verticale de Stefano Boeri à Milan, ces gratte-ciels high-techs habillés de verdure artificiellement irriguée sur la façade : ce n’est pas écologique. En revanche, on peut construire une ville avec des arbres. J’habite dans un bâtiment avec des vieux arbres et je peux voir des écureuils depuis ma fenêtre… en plein cœur de Zurich !

Quels sont les principaux défis pour la construction de bâtiments climatiquement neutres ?

Les humains et l’économie. Pour les maîtres d’ouvrage, les constructions climatiquement neutres ne sont actuellement pas rentables. Par rapport à nos voisins à l’international, la Suisse produit une quantité considérable de déchets de construction. Après une démolition, on recycle bien trop peu de matériaux. Pourtant, chaque fois qu’un bâtiment est détruit, on pourrait réutiliser un grand nombre d’éléments. C’est fou de tout jeter ! Mais trier ces matériaux augmenterait le coût de la destruction. Le stockage des matériaux coûte également cher, c’est pourquoi on ne le fait pas. On devrait aussi construire autrement, afin de pouvoir réutiliser : ne pas coller, mais visser, afin que tout puisse être à nouveau démonté.

Et on saurait donc comment faire ?

Oui. Ce serait possible.

Dans les années 1980, des pionniers construisaient déjà des bâtiments qui avaient à peine besoin d’énergie pour fonctionner. J’ai l’impression que nous pourrions être beaucoup plus avancés aujourd’hui si nous avions pris ces pionniers au sérieux.

Ce que tu dis est juste. Lorsque j’étais étudiante dans les années 1990, on ne se posait pas la question des ressources. Mais le savoir-faire pour construire en économisant les ressources et de manière écologique existe depuis longtemps. Pendant mes études, l’architecture était considérée comme une pratique culturelle. Je m’inscris toujours dans cette tradition, mais nous essayons aujourd’hui d’élargir le champ. Les thèmes de mes ateliers sont par exemple « Construire simplement » ou « Les quatre éléments ». Nous essayons de retrouver un savoir-faire élémentaire. Comment construire avec le soleil et le vent ?

Dans les débats politiques sur l’environnement, il est souvent question des innovations techniques nécessaires. Ici, tu ne parles pas d’innovation, mais d’anciens savoirs.

Le terme « innovation » est complexe. Il est étroitement lié à la foi dans le progrès. Je me demande si on ne pourrait pas réduire notre confort sans vivre moins bien. Est-ce que toutes les pièces d’un bâtiment doivent vraiment avoir la même température et doit-on pouvoir porter les mêmes vêtements quelle que soit la saison ? Un pullover en hiver, cela pourrait économiser beaucoup de ressources.

Sommes-nous prêts à porter ce pullover ?

C’est une des questions que j’étudie dans mes recherches. Nous envisageons de transformer un immeuble de bureaux des années 60 en immeuble de logements. Il est mal isolé. Ma proposition est de ne pas l’isoler, mais d’utiliser des composants dits thermiquement actifs qui restituent de la chaleur. Dans un tel bâtiment, la chaleur n’est pas la même partout. La température varie par exemple si on se rapproche de ces composants. Nous essayons maintenant de voir si les habitantes et habitants acceptent ce concept.

Ne pas isoler, dis-tu ? Les partisans des normes Minergie doivent avoir les cheveux qui se dressent sur la tête !

Je crois que ce n’est pas si loin d’une démarche du type Minergie. Nous essayons aussi de réduire le besoin en énergie. Il faut justement énormément d’énergie pour fabriquer des matériaux d’isolation de mauvaise qualité. Si l’on peut produire l’énergie nécessaire au chauffage d’un bâtiment sans émissions de CO2, mais que le matériau d’isolation est fabriqué à partir de pétrole, alors il vaut mieux isoler moins et utiliser un peu plus d’énergie propre en contrepartie. Nous avons par exemple aujourd’hui un problème avec les fenêtres à vitrage multiple. Dans ces fenêtres, il y a un gaz qui s’échappe au bout de vingt ans. Un vitrage simple avec un rideau, ce serait une solution plus économe. Mais comme je l’ai dit : il y a encore un grand travail de persuasion à faire. Peut-être ma solution est-elle trop simple.

Lorsque tu construis, tu visualises un endroit concret et un bâtiment concret. À l’échelle mondiale, des villes pour des milliards de personnes voient le jour. Ce qui est une excellente solution au niveau local ne convient peut-être pas au niveau global.

Je souhaiterais qu’il y ait des solutions transférables. Je crois au transfert de technologies et je pense que la Suisse peut jouer un rôle pionnier. Cela dit, on doit aussi remettre en question l’idée de vouloir toujours trouver une solution globale. On doit tout adapter aux conditions locales. Les solutions qui s’imposent doivent être simples sur le plan de la construction et peut-être même low-tech.

Quand on pense « transfert de technologies », on imagine souvent que ce sont des pays riches du Nord qui développent des techniques et les pauvres pays du Sud qui en bénéficient. Y a-t-il aussi des transferts de technologie dans l’autre sens ?

Bien sûr ! Pour moi, un exemple extrêmement fascinant, c’est le badguir, l’« attrape-vent » en persan : ce sont des cheminées qui produisent des flux d’air grâce à une technique sophistiquée pour rafraîchir l’espace intérieur. C’est une technique très ancienne. À Zurich, nous commençons à peine à apprendre à gérer la chaleur dans les villes et dans les espaces intérieurs. Actuellement, on s’intéresse beaucoup au refroidissement urbain. Les îlots de chaleur provoqués par l’imperméabilisation totale des sols sont à éviter. Par exemple, pour l’Europaallee à Zurich, on a fait tout faux : l’asphalte devient extrêmement chaud en été, la température extérieure augmente et les logements doivent être davantage climatisés de façon artificiellement. Ici, une désimperméabilisation serait souhaitable. L’eau et l’évaporation pourraient apporter une fraîcheur supplémentaire. Et grâce à des badguirs, on pourrait refroidir modérément les espaces intérieurs. Aujourd’hui, les badguirs sont dévalorisés en Iran, on considère que c’est une technique rétrograde. La climatisation est malheureusement devenue un signe de statut social. Si nous adoptions cette technique, elle pourrait peut-être revenir à la mode et la boucle du transfert de technologies serait alors bouclée.